Un jeune Duvalier et le passé oublié d'Haïti

En Haïti, la mémoire collective a pratiquement effacé tout souvenir des exécutions extrajudiciaires et autres crimes contre l'humanité commis par les régimes de François "Papa Doc" Duvalier et de son fils et successeur Jean-Claude "Baby Doc" Duvalier.  Est-il possible que cette amnésie collective bénéficie au fils et au petit-fils de ces dictateurs cruels?

February 12, 2019

Zeïla Madombé à la commémoration du 20 février 2016, montrant une photo du député André Simon qui a dirigé le massacre de sa famille (Photo de Dominique Franck Simon).

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Le 10 novembre 2018, Nicolas Duvalier, 35 ans, le fils de "Baby Doc" et petit-fils de "Papa Doc", responsables à eux deux d'avoir maintenu Haïti pendant trois décennies sous un régime autoritaire de terreur et d'abus des droits humains, participait en tant qu'orateur invité à un dialogue sur la reconstruction en Haïti au Ramada Inn à West Palm Beach, en Floride.  Il présenta dans son discours sa vision du rôle de la diaspora dans le développement d'Haïti, à une assistance composée largement de jeunes Américains d'origine haïtienne et de vieux duvaliéristes nostalgiques.  La majorité d'entre eux voulaient savoir s'il se présenterait aux élections présidentielles en Haïti en 2021. Tout dans son attitude sentait le candidat mais il esquiva la question avec un sourire.

L'idée du retour d'un Duvalier au pouvoir répugne en général aux Haïtiens des générations plus âgées.  Il est estimé en effet que François Duvalier fut responsable de l'assassinat et de la disparition de quelques 30.000 personnes entre 1957 et 1971, pendant ses quatorze années de campagnes sanglantes contre de soi-disant opposants.  De même, son fils Jean-Claude autorisa l'usage généralisé de la torture et des assassinats pendant les quinze années où il succéda à son père en tant que "Président à vie". Toutefois les trois-quarts de la population haïtienne sont aujourd'hui trop jeunes pour se souvenir de la dictature, et la violence et les inégalités révoltantes perdurent depuis le renversement en 1986 de Jean-Claude Duvalier, le père de Nicolas.  En conséquence, de nombreux Haïtiens sont frustrés, découragés ou révoltés, offrant peut-être un terrain propice aux ambitions d'un jeune Duvalier, car très peu d'entre eux comprennent ce qu'a été concrètement le régime du grand-père.

Mon mari Louis perdit un oncle et cinq cousins sous le régime de terreur de François Duvalier.  Leurs noms n'étaient inscrits nulle part jusqu'à ce que nous ayons fait un voyage dans l'arrière-pays, au fond des campagnes, pour rencontrer des membres de la famille encore vivants et d'autres témoins de l'époque.  C’est-à-dire, avant que nous n'avions écrit un article et produit un documentaire radiophonique sur ce qui leur était arrivé.  Cette expérience m'a fait comprendre qu'il devait y avoir beaucoup d'histoires occultées de la dictature, et que les victimes anonymes se comptaient peut-être par milliers.  D'autant qu'il est à peine fait mention dans les programmes scolaires haïtiens du petit nombre de faits connus sur les 29 années de dictature des Duvalier.

J'ai adhéré par la suite à une association locale dénommée Devoir de Mémoire - Haïti, qui travaille à garder vivante la mémoire du passé dictatorial d'Haïti et de son héritage, et à la transmettre aux jeunes générations.  C'est alors que je conduisais une recherche dans le sud-est d'Haïti en vue d'une commémoration, que j'ai rencontré Zeïla Madombé, qui avait perdu son père, sa sœur ainée, deux tantes, 10 oncles, et 30 cousins en 1964.

 

Vingt membres de la distante communauté rurale de Mapou s'étaient réunis pour nous rencontrer en aout 2015 – moi, Louis, et un vieil ami résident de la communauté - sous un très vieux quénépier aux grandes racines serpentines.  Entouré de bancs raboteux, il servait de lieu de rencontre de plein-air aux habitants du village.  Des enfants trainaient alentour, mais la plupart des personnes présentes étaient plus âgées, entre cinquante et quatre-vingts ans.  À quatre heures de l'après-midi, il faisait chaud et humide, mais le quénépier offrait un ombrage plutôt agréable.

Nous nous sommes présentés et avons expliqué notre recherche.  "Qui veut parler le premier ?"  Ai-je demandé.  Tous se sont tournés vers Zeïla Madombé.

"Dites-moi ce que vous avez retenu de ce qui s'est passé en 1964", dis-je.

Elle s'est levée et a placé ses mains sur ses hanches, assemblant ses souvenirs des atrocités subies dans les jours qui avaient suivi l'exécution de son père et de ses oncles, quand les sbires de Duvalier étaient venus chez eux pour se saisir des membres de la famille et les conduire à leur mort.

"Nous ne savions pas quoi dire, nous ne savions pas quoi faire.  Nous ne pouvions pas nous plaindre, ni protester… Tous nous disaient de ne rien dire surtout ! Mais moi, j'ai poussé un grand cri !".  Elle se tut.  "Et alors mon bébé est né !"

Huit jours plus tard, quand la tornade des arrestations et exécutions s'était dissipée, l'agent de police local Bébé Maître, qui en voulait à ses terres et autres biens, trouva Zeïla.  Quand les hommes avaient été arrêtés, les femmes et les enfants Madombé avaient fui leurs maisons, et depuis lors Zeïla dormait dans les bois avec ses enfants et sa mère.  Bébé demanda à Zeïla de lui remettre les titres de propriété pour les terres de son père.  Elle refusa.

"Bébé m'a passé une corde autour de la taille et m'a conduite à Bodarie [une proche bourgade], me fouettant pour me faire avancer, hurlant tout au long du chemin, "Duvalier est grand !  Vive Duvalier!"

Elle expliqua comment elle s'y étais prise pour fuir : la femme du chef de la milice locale avait eu pitié d'elle et avait coupé la corde.  Mais Bébé était revenu, deux fois, et il était parvenu à confisquer les documents, après quoi il avait mis le feu aux maisons de la famille.  Les femmes et les enfants qui y habitaient avaient dû fuir vers d'autres zones ou se cacher.

 

 

À l'été 1964, Duvalier était au pouvoir depuis près de sept ans. Il avait assassiné, emprisonné ou exilé du pays ses opposants. Se méfiant de l'armée, il avait créé pour la contrebalancer une milice qui répondait à lui seul, les Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN). Cette milice se croisait et se confondait avec le corps de police secrète des Tonton Macoutes, ainsi nommés d'après une créature mythique, l'équivalent du croque-mitaine qui enlevait les enfants turbulents. Ce mois de juin, Duvalier s'était fait nommer Président à vie.

Ce fut la goutte qui fit déborder le vase pour 29 jeunes hommes révoltés qui avaient formé un groupe de guérilla, les Forces Armées Révolutionnaires d’Haïti (FARH). Certaines de leurs recrues avaient participé à des tentatives précédentes pour renverser le dictateur –l'opposition haïtienne avait été encouragée à l'époque par la victoire de la guérilla de Fidel Castro à Cuba, quoique les FARH ne partageaient pas l'idéologie socialiste ou communiste.

Les 29 rebelles étaient partis en bateau une nuit d'un point tranquille de la côte dominicaine, et le 29 juin 1964, ils avaient jeté l'ancre sur une plage à Belle Anse, sur la côte sud-est d'Haïti. Leur arrivée allait déclencher la plus meurtrière des vagues de répression, occasionnant le plus grand massacre perpétré sous la présidence de François Duvalier de 1957-1971. Pourtant c'est un massacre qui n'a pas de nom, ignoré des livres d'histoire, jamais étudié ni documenté. Le recueil des témoignages des survivants doit contribuer à reconstituer une forme de mémoire historique.

Zeila Madombe, August 2, 2015 (Photo de Anne Fuller).

 

Zeïla avait vécu avec sa famille étendue dans un ensemble de sept maisonnettes couvertes de paille dans le village de Mapou.  Les poules et les cochons évoluaient librement dans la cour, qui était balayée chaque matin.  Les enfants allaient chercher l'eau à la source, et les bougies et lampes à huile éclairaient les nuits.  Le téléphone le plus proche était à plusieurs heures de trajet par mule ou par jeep.  Mais les Madombé possédaient de la terre, envoyaient certains de leurs enfants à l'école, et ne se trouvaient pas trop mal.

La famille ne faisait pas de politique.   Aux dires de Zeïla, ils n'étaient certainement pas des opposants à Duvalier.   Certains parmi les jeunes de la famille avaient même intégré les unités des milices rurales des Tonton Macoutes, et participé aux pèlerinages annuels obligatoires à Port-au-Prince pour acclamer le président.  Cependant vers la fin du mois de juillet 1964, 45 membres de la famille Madombé avaient été exécutés et enterrés dans des fosses communes à l'occasion d'une opération brutale visant à éliminer un individu soupçonné d'avoir critiqué Duvalier, et à exterminer sa lignée familiale.  Pourquoi ?

Quand j'ai rencontré Zeïla à l'été 2015, elle avait 85 ans, quoiqu'elle n'aurait pu me le préciser ainsi.  "Je ne sais pas quand je suis née", avait-elle dit, "mais c'était avant le Président Vincent".  En Haïti, les adultes qui n'ont pas fréquenté l'école et qui n'ont jamais eu de certificat de naissance estiment souvent leur âge selon le président au pouvoir à l'époque.  Sténio Vincent avait prêté serment le 18 novembre 1930, sous l'Occupation Américaine qui dura jusqu'en 1934.

Après que l'agent de la police locale Bébé eut incendié les maisons de la famille, nous raconta Zeïla, elle dit à sa mère, "je vais me rendre à Belle Anse.  Je ne vais pas rester ici à attendre qu'ils reviennent me chercher.  Je descends auprès de l'État".  Les habitants des campagnes en Haïti utilisent ce mot de l'État, leta en créole, pour désigner tous ceux qui leur paraissent bien au-dessus des citoyens ordinaires, hommes ou femmes, du président au préposé des contributions ou à l'agent de police.

Bébé était leta dans une faible mesure.  Il devait rendre compte au Lieutenant Louis Joseph, le commandant militaire, à Belle Anse, au chef-lieu de la commune.  Plus puissant encore que le Commandant Louis, ainsi qu'on l'appelait, était André Simon, député au parlement, désigné par Duvalier pour être son représentant personnel dans la zone.

Elle prépara sa visite au commandant.  La maison de sa cousine Bertha avait été abandonnée mais n'avait pas été détruite.  Vêtue de haillons, Zeïla s'y faufila et prit une robe du placard.  "J'étais jolie.  J'avais de beaux cheveux et un petit corps bien fait" dit-elle en clignant de l'œil.  "Je mis cette petite robe et descendis à Belle Anse" poursuivit-elle.  "J'y arrivai avant l'aube et je dormis un peu dans les buissons jusqu'au matin.   Je me dirigeai ensuite vers la maison du commandant".   Il était interdit d'agir ainsi : l'on pouvait se faire tuer pour ce genre d'impertinence.  "Finalement, je vis la porte s'ouvrir un peu.  Je dis 'Bonjour monsieur'". 

"Attendez un moment" avait dit l'homme.  Elle était restée debout, les yeux baissés.  Il avait fini par ouvrir la porte complètement.

"Bonjour.  Je vous en prie Monsieur, pouvez-vous s'il vous plait m'indiquer la maison de Commandant Louis ?", dit-elle, sachant très bien qu'elle y était.  "Il m'a regardée fixement, a pris une cuvette d'eau et s'est lavé le visage et sous les bras.  Il s'est ensuite essuyé avec une serviette et est retourné dans la maison".

Zeïla n'avait pas bougé de sa place.  Alors qu'elle nous racontait son histoire, elle interrogea : "depuis quand donc les pauvres élèvent-ils la voix ?  Les pauvres observent les distances".

Elle reprit son récit des évènements de ce jour-là : Une voiture s'était approchée et un homme à la peau claire, d'âge moyen en était sorti.  Il avait traversé la rue et était allé s'asseoir sur la galerie de la maison d'en face.  C'était le député André Simon, le représentant personnel de Duvalier à Belle Anse.

Elle nous raconta que le Commandant Louis était sorti finalement de la maison et était allé tranquillement s'asseoir avec Simon de l'autre côté de la rue.  Il avait émis un son méprisant pour renvoyer Zeïla.  Puis il avait demandé : "Mademoiselle !  Qui donc demandiez-vous à voir?"

"Je vous en prie Monsieur, s'il vous plait, Monsieur, pouvez-vous m'indiquer la maison de Commandant Louis ?"

"Je suis le Commandant Louis", avait-il dit.

"Oh, excusez-moi, Monsieur !", avait-elle dit.

"Parlez !"

Elle avait dit alors dans un souffle : "Ils sont venus trois fois pour m'arrêter, alors j'ai dû venir vous voir, vous, et aussi le député Simon".

"Je suis le Député", avait dit le plus âgé.

"Excusez-moi Monsieur, bonjour, bonjour", avait dit Zeïla, qui s'était laissé glisser sur ses genoux.

"Il n'est pas nécessaire de t'agenouiller" avait-il dit, "je ne suis pas Dieu.  Que t'est-il arrivé ?"

Elle dit, "Honorables Leta, mes Pères, j'ai voulu vous voir.  Par trois fois vous m'avez fait chercher.  Je ne veux pas être emmenée par leta, alors j'ai emprunté cette petite robe, j'ai pris la route et je suis venue vous trouver".

Le commandant jouait avec une boucle de ses cheveux, la retournant entre ses doigts.  "Regardez-moi une fille qui demande à connaitre ma maison.  Veux-tu venir vivre avec moi?" se souvenait Zeïla.

"Non, commandant.  C'est le malheur qui m'amène ici.  Toutes les nuits je dors dans les bois, où les fourmis dévorent ma mère et mes enfants", leur avait dit Zeïla.

"Quel est ton problème ?", avait-il demandé.

"Depuis que cette affaire a commencé, ils disent qu'ils nous tueront tous", avait dit Zeïla.

"D'où viens-tu ?"

"Je viens de derrière l'église Saint-André, à Mapou", avait-elle répondu.

"Comment t'appelles-tu?"                    

"Je suis Zeïla Madombé".                                                                      

En entendant son nom, "il fit 'Wooooou!'  Et les larmes lui montèrent réellement aux yeux et il porta ses mains à sa tête.  Ni l'un ni l'autre ne pipa mot.  Commandant Louis était tétanisé.  Le député resta simplement assis là".

Zeïla dit alors, "Monsieur le Député, dites-moi ce que vous avez à me dire, en bien ou en mal".

Le député prit une plume de sa poche et une feuille de papier de son sac : "Dis-moi maintenant exactement ce qui est arrivé".

"J'ai commencé à parler.  Il écrivait, je parlais, il écrivait : 'mon père avait sept chevaux.  Mon père avait neuf vaches, et je ne sais plus combien de veaux.  Il avait sept coqs de combat.  Il avait des cabris et des poules.  Ils m'ont attachée et m'ont fait danser jusqu'à Bodarie.  Quand je suis revenue à la maison, ils étaient entrés dans la maison de mon père et avaient emporté tous les papiers importants qu'il possédait".

"Connais-tu ces terres ?" lui avait-il demandé.

"Oui", dit-elle, "mais je ne sais pas lire".  Et elle avait nommé les terres de Bois Tombé, Kadomas, St Michel, Pot de Chambre, Yloré, Kavri.

Le député appela un petit garçon et lui demanda d'apporter à Zeïla quelque chose à manger.  Il apporta une assiette et une boisson gazeuse avec une paille.  Zeïla les glissa sous sa chaise.  Elle avait trop peur pour manger.

Finalement, Commandant Louis regarda sa montre et dit, "Il est temps de partir".  Le chauffeur mit le moteur en marche et les deux hommes montèrent dans la voiture.  Zeïla était restée figée sur sa chaise.

"Monte", dit le commandant.  Il prit l'assiette de nourriture et la lui tendit.

"Je me suis donc trouvée là, coincée à l'arrière de la voiture", nous raconta-t-elle.  "J'avais un tel besoin d'uriner !"  Nous avons tous ri avec elle.

"La voiture démarra", dit-elle, "et je pensais encore qu'ils allaient peut-être me conduire à Thiotte et me tuer où ils avaient tué mon père.  Mais quand nous sommes arrivés au carrefour de Mapou, le député m'a tendu un papier : 'Remets cela à la police'.  Il glissa un peu d'argent dans ma poche et le commandant dit 'Emporte ton déjeuner avec toi !'"

Zeïla s'était rendue au poste de police et leur avait présenté le papier en disant, "Donnez cela à l'agent Bébé."  Puis elle s'était rendue en courant auprès de ses enfants, à travers les champs de bananiers, à travers les bois.  "J'ai pris les enfants et ma mère et nous sommes descendus nous cacher dans une ravine.  Nous avons fait un petit feu, du café et avons mangé un peu de nourriture".

Deux jours plus tard Zeïla remit la robe de Bertha et se rendit au marché avec l'argent du député.  Elle rencontra une connaissance qui lui dit : "Oh toi, tu es libre !  [Et] les policiers te cherchent !  Ils veulent que tu leur pardonnes".

Zeïla n'était pas convaincue.  "Mais ils m'ont fait chercher par un adjoint, qui m'a demandé de me présenter au poste le vendredi".

Ce jour-là, sa mère, les enfants et tout le reste de la famille l'ont accompagnée.  Ils se sont cachés derrière une grande touffe de bambous non loin du poste de police.  Ils virent que l'on installait une table à l'extérieur.  Un agent de police grimpa dessus et appela "Zeïla Madombé!"  Elle avança et monta sur la table, devant laquelle une assistance nombreuse était assemblée.

Ils lui demandèrent de raconter ce qui lui était arrivé.  Elle raconta comment les titres de propriété de son père et tout ce qu'ils possédaient avaient été pris.  Mais quand ils lui demandèrent qui était responsable, elle dit "Je ne sais pas.  Quand ils étaient venus pour m'arrêter, je m'étais sauvée".

"Si j'avais nommé Bébé et les autres, ils m'auraient surement tuée", expliqua-t-elle.

Les policiers laissèrent Zeïla tranquille par la suite et ils retournèrent certaines des terres à la famille.  Mais tous les hommes étaient partis ; les rares d'entre eux qui avaient réussi à fuir changèrent de nom, comme beaucoup de femmes et d'enfants à Mapou et dans toute la région.

J'ai entendu d'autres histoires de la justice mercurienne du député Simon.  Il était capable de tuer facilement mais il pouvait aussi intervenir en faveur d'un pauvre homme qui avait été abusé par un agent de l'État.  Parfois il faisait exécuter cet agent.  Son intervention sauva certes la vie de Zeïla, mais après que les sbires de Duvalier avaient déjà assassiné 45 membres de sa famille.

Et en dépit de son audace, Zeïla n'osa jamais dénoncer l'extermination de sa famille. Pour elle et pour les paysans de Mapou et de la région du sud-est en 1964, il n'y avait pas d'autre option que d'accepter les exécutions sommaires de centaines de personnes.  J'ai pu confirmer les noms de 216 personnes tuées par les forces gouvernementales cet été-là, mais leur nombre réel est surement plus élevé.  Un groupe haïtien de défense des droits humains estime qu'il y a eu 600 victimes cet été-là tandis que les habitants de la région évaluent leur nombre à 1.000.

Personne n'a jamais été accusé pour ces crimes, et l'État n'a jamais reconnu non plus sa responsabilité.  Il n'y pas eu de vrai jugement après la chute de la dictature en 1986, ni non plus n'a été créée une commission de vérité.  Le député Simon et le lieutenant Louis Joseph sont morts dans leur lit.  Les gens de la région se sont blâmés eux-mêmes ou ont blâmé des voisins pour un cataclysme qui avait duré plusieurs mois.  Ceux qui ne pouvaient fuir étaient restés dans leur localité après que la violence s'était calmée, vivant dans le voisinage de gens qui avaient dénoncé les membres de leur famille aux assassins.

 

En 2013, Nicolas Duvalier publia un hommage à son grand-père, dans lequel il disait que François Duvalier avait fait montre "d'intégrité et dévouement au service de ceux qui lui avaient accordé leur confiance".  Qu'il avait été "un grand nationaliste" et "un chef d'État entreprenant et dynamique".  "À toutes les étapes de sa vie publique, il employa sa finesse d'esprit à défendre les valeurs et les intérêts de la République d'Haïti".

Le jeune Duvalier préfère aujourd'hui parler de développement, de bonne gouvernance, et même des droits humains, sans toutefois rentrer dans les détails.  Quand il avait été interrogé à West Palm Beach sur son point de vue sur les crimes de son père et de son grand-père, il avait répondu qu'il ne reviendrait pas avec des actions "non reconnues par le Droit international" et "qu'il n'y avait plus de place pour la dictature".  Ces questions n'ont pas été poursuivies plus avant avec lui.

 

Les charniers anonymes de juillet 1964 se trouvent dans trois bourgades du sud-est d'Haïti.  À Belle Anse, il y en a un sous la place publique, un autre dans les bois à proximité d'une nouvelle école, et deux au village de Mapou ; à Grand Gosier, il y en a un dans un sous-bois dénommé Terre Fine et un autre près de l'école secondaire dans le village de Marre-Joffrey; enfin à Thiotte, il y en a un tout juste en-dessous du poste de police où était en 1964 le quartier général de l'armée pour la région, et un autre dans l'actuel cimetière du bourg.

Qui étaient ces personnes enterrées dans ces charniers ?  Pour la plupart des paysans cultivateurs et petits commerçants, aux trois-quarts des hommes.  Certains étaient de la parenté de supposés rebelles, tels les Fandal de Grand Gosier dont 18 furent exécutés.

Certains avaient été attrapés alors qu'ils traversaient la frontière.  J'ai appris d'un communiqué de l'armée haïtienne de 1964, que le jour même où Papa Doc avait été informé de l'invasion des rebelles, le 30 juin, le commandant en chef de l'armée avait transmis cet ordre : "Soyez en alerte.  Exterminez tous les individus quels qu'ils soient traversant la frontière dans l'une ou l'autre direction".

D'autres avaient été arrêtés parce qu'ils portaient une livre de café, un sachet de savon en poudre ou une mesure d'huile qu'ils avaient pris du magasin des Bernadotte, qui avait été "libéré" par les FARH.  Cinq jours après avoir pénétré Haïti en effet, les guérilleros avaient capturé la co-propriétaire du grand magasin à Mapou, Mme. Bernadotte, et ils avaient invité la populace à se servir.  En conséquence de cela, l'ordre avait été donné aux milices locales de fouiller la campagne pour toutes traces de produits qui auraient pu venir de chez Bernadotte.  "Au moindre soupçon que le café que vous transportiez venait de chez Bernadotte", m'a raconté un témoin, "ils vous tuaient.  Quand le député Simon arriva à Mapou, il fit creuser un grand trou.  Ils réunirent les gens dans ce trou et les tuèrent.  C'est ainsi que cela s'est fait.  À l'époque, nul n'aurait osé quitter Mapou avec quelques grains de café pour aller les vendre à Thiotte.  Hélas !"

Il n'y avait pas de rebelles parmi les membres de la famille Madombé.  Cependant, Duvalier avait été amené à soupçonner le cousin de second degré de Zeïla, Enock, de collaboration avec les FARH.  Enock Madombé était un homme à la force de l'âge, populaire et respecté.  Il était un agent de santé, peut-être un infirmier, que les gens de la région appelaient "docteur".

Zeïla m'a raconté que Enock avait connu le président, qu'il s'était rendu à Port-au-Prince pour informer sur le débarquement des guérilléros, et que Duvalier l'avait renvoyé en mission à Mapou.  Il avait été accusé faussement de travailler avec la guérilla.  La légende raconte que lorsqu'il avait été arrêté et conduit à Duvalier pour être exécuté, il avait dit, "vous pouvez me tuer mais ma queue est longue".  En d'autres mots, que les Madombé étaient nombreux là d'où il venait.

La "longue queue" figure dans la plupart des récits concernant le destin des Madombé pour expliquer la vigueur de la réaction du gouvernement, cette détermination à faire disparaitre jusqu'au dernier individu male du nom.  En-dehors de la famille, les gens disent qu'Enock avait effectivement sympathisé avec la guérilla et qu'il avait été un agent double.

 

Mon dernier entretien avec Zeïla Madombé eut lieu en janvier 2017 en République Dominicaine, où elle s'était rendue pour voir le médecin pour des douleurs au ventre.  En fait elle était atteinte d'un cancer inopérable.  J'ai découvert qu'elle avait un mari, le père de ses plus jeunes enfants, qu'elle n'avait jamais mentionnés.  J'ai rencontré son fils, un ministre protestant, et deux filles.  Vilcimat Joseph, l'époux de Zeïla, était aussi de Mapou.  Ils s'étaient mariés dans les années 1970 mais avaient vécu séparés pendant de nombreuses années, alors qu'il coupait la canne en République Dominicaine.

La maison où je les trouvai était au Batey Alemán, un village en-dehors de la ville de San Pedro de Macoris.  Créé pour accueillir les travailleurs haïtiens des champs de canne avoisinants, il avait évolué en une sorte de communauté mixte, quoique marginale.  Leur maisonnette en bois avait plusieurs pièces et l'électricité, mais pas l'eau courante.  Elle était plus spacieuse et plus confortable que la maison de Zeïla à Mapou.

Il n'y avait pas eu de victimes dans la famille de Vilcimat Joseph en 1964. Même, il avait été chargé, jeune homme, d'aider l'armée à récupérer des affaires volées de chez Bernadotte.

La première chose que je fis quand j'arrivai au Batey Alemán fut de procurer des analgésiques à Zeïla.  Elle n'avait plus de médicaments et sa famille avait des difficultés à les renouveler.  Le lendemain, quand elle s'était sentit mieux, je lui demandai de m'en dire un peu plus sur la famille dans laquelle elle avait grandi.  Elle s'était assise dans son lit.  J'avais enlevé mes chaussures et m'étais installée, les jambes croisées, à côté d'elle, reprenant avec elle un à un les noms qu'elle avait cités et lui demandant de m'expliquer leurs relations.  Son fils, ses filles, et son époux intervenaient parfois pour nous aider.  Je voulais comprendre ces personnes qui étaient mortes, leur mettre un peu de chair et des os.  Je n'y réussis pas vraiment.  Elle ne pouvait rien me dire sur le genre de personnes qu'elles avaient été.

"En un jour, ils emmenèrent mon père, mon parrain Osman, mon oncle Bisson, mon oncle Silencieux surnommé Petite Souris, mon oncle Solon, mon oncle Vilmon, mon cousin Andrézil, mon cousin Lirama, mon cousin Dieulsaint, mon oncle Moïse, et le frère de ma mère, oncle Letroy", me redit-elle.

"Lorsqu'ils vinrent chez toi", Vilcimat expliquait, essayant d'encourager sa femme, "ils dirent, 'Donnez-nous vos cousins.  Combien de cousins avez-vous ?  Où est untel ?' C'est ainsi qu'ils les prirent tous.  Ils les attachèrent en une chaine d'ici", il montra du doigt, "à là, et puis ils les emmenèrent.  D'abord à Belle Anse puis en camion à Thiotte.  Ils leur dirent, 'vous allez venir [avec nous] et vous ne reviendrez pas'.  Et aucun n'allait revenir.  Personne ne reviendrait jamais.  Ils les ont tués sous les pins, à Thiotte, tous ces gens sous les pins, à Thiotte".

"Quand ils arrivèrent là-bas", dit Zeïla, "ils les firent descendre dans un trou.  Le député Simon les fit descendre dans le trou.  Ils les ont tous tués dans le trou.  Avec des balles de fusil".

 

Lorsque Zeïla Madombé mourut le 13 mars 2017, Devoir de Mémoire - Haïti, l'association qui œuvre à réparer la société haïtienne et à honorer les victimes de la dictature, publia une annonce sur une page entière du principal quotidien d'Haïti.

"Le mapou est tombé, la dame nous a quittés, le témoin a parlé, puis il s’en est allé… " y put-on lire, " Zeïla, ta mémoire et ton énergie jamais prises en défaut par tes quatre-vingt-six ans ni par l’horreur vécue en 1964, permettent à un peuple entier suspendu à la voix d’entendre le récit de ce que la politique peut engendrer de plus abjecte, de ce que l’homme peut concevoir de plus vil.

"Avec toi, Haïti a pu enfin pleurer ses chers disparus du Sud-Est et par-delà, ses milliers de vieillards, de pères et mères de famille, d’enfants et de nourrissons broyés par la bête assoiffée du sang de Innocents … Pour toi, en ton nom Zeïla, DDM-H va continuer de raviver la Mémoire afin que la Vérité soit établie, que la Justice soit rendue aujourd’hui, que la Nation renaisse de la solidarité de ses fils et de ses filles …"

Cependant la disparition de Zeïla n'a pas été suivie de nouvelles mesures touchant l'imputabilité des crimes du passé.  Les Haïtiens continuent de réclamer une réforme en profondeur du système juridique et un mouvement de masse contre la corruption a émergé ces derniers mois.  Le président élu est contesté de partout.

Est-il possible que Nicolas Duvalier soit celui qui tirera profit de l'échec de son pays à reconnaitre et punir les crimes de son père et de son grand-père ?  Pourra-t-il exploiter, pour arriver au pouvoir à son tour, l'interminable lutte pour construire en Haïti une société meilleure ? Dieu nous en préserve !


Anne F. Fuller est un ancien cadre des Nations Unies pour les droits humains qui a vécu et travaillé en Haïti pendant plusieurs années.  Cet article est basé sur sa recherche pour un livre à paraitre.

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